Silhouette serpentine qui s’était vicieusement gravée à ses yeux, spectre à l’incroyable réalisme qui se plaquait sur sa réalité à lui, brisant les maigres enchantements de cette soirée. Il replongeait, rageur, dans ses jeunes années, toutes ces fois où il l’avait observée, tantôt lubrique, tantôt envieux là où elle ne l’avait jamais remarqué. Un humain faible et pathétique, c’était de là qu’il remontait, c’était de là qu’elle remontait elle aussi. C’était là que ce mirage cauchemardesque le renvoyait. Impossible, elle ne pouvait pas. Et, comme un faible instant de prise de conscience, c’était une peur sourde qui naissait au creux de ses tripes. Ils étaient encore marqués au fer rouge dans sa mémoire, les souvenirs de sa disparition. Cette rage qui s’était emparée de lui, qui ne s’était pas même évanouie au moment où il avait arraché de force le dernier soupir de sa tentation éternelle, il la sentait encore faire palpiter ses veines d’une diablerie empoisonnée. De ce temps lointain où il possédait encore son humanité, elle avait été celle qui avait pourri sa chair de l’intérieur, bouffé son corps et sa conscience, ni mort, ni vivant, insatiable à trouver un jour fin à ses tourments. Il avait commis l’irréparable erreur de se perdre dans ses yeux d’ambre, il avait cru trouver son Salut en l’envoyant se décomposer dans les flammes de l’Enfer. Cruelle déception, qui venait mordre sa chair à cet instant. Elle le hantait encore. Le bacchanal qui grondait en lui nuit et jour, sans trouver de cesse, venait de se fracasser tel du cristal contre l’image diabolique de cette sorcière. Cette maladie, cette folie qui le liait à Lockwood venait de transcender la mort pour se retrouver ici, au milieu de son chez lui. Cet endroit qu’il n’appréciait guère, certes, mais qu’il aurait pu voir comme dernier rempart à sa survie.

L’imaginer simple illusion née de son cerveau dérangé le tentait tout autant que ça le révulsait. Une échappatoire à laquelle il ne voulait pas croire, comme s’il préférait avoir pour ennemie une démone vengeresse plus que sa conscience meurtrie. Envoyer Tara dans les ombres de Cerbère avait été son pire péché, tout autant que sa plus grande libération. D’une quelconque manière, il s’était libéré des dernières chaînes qui l’avaient relié à son passé, tout en brisant les projets fourbes de Hilfiger. Triste fin, à vrai dire, s’il en avait été jusqu’à supprimer sa dernière part de passion pour anéantir celle d’un autre, tout ce qui semblait de plus inspirant pour une belle tragédie à la grecque. Mais sa torture ne semblait pas être terminée, comme si renoncer n’avait pas été un supplice suffisant, il fallait que l’ombre et ses péchés désireux revienne se pavaner devant ses yeux. Accompagnée du diable en personne, deux tortionnaires qui s’étaient glissés entre les murs de son refuge pour l’attaquer sournoisement en plein cœur de sa vulnérabilité si bien dissimulée. C’était un air faussement ravi qui avait étiré le sourire narquois de Lockwood. Ils se connaissaient depuis si longtemps, qu’imaginer qu’elle n’ait pas remarqué la gangrène qui avait gelé les membres de Duncan sur place, relevait du fantasme pur et dur. En un regard, elle savait tout de lui, tant il s’était offert corps et âme à elle, fut un temps, dévot qui n’avait eu en retour de son allégeance, que l’indifférence. Pour faire poudre aux yeux et plaire à son prince charmant des plus détestables, elle pouvait toujours prétendre le contraire, mais la lumière qu’il avait vu traverser les yeux sombres de Tara ne faisait qu’indiquer que rien n’avait changé, et qu’il ne se voilait pas la face quant à ce qu’elle pouvait voir de lui malgré les masques dont il pourrait se grimer. Feindre ne servirait à rien, pas après ce long malaise qui s’était étendu dans tout son corps, pendant ce qui lui avait paru être la durée de toute une vie, sa vie, de A à Z revue par bribes. Retour des vieilles rancœurs, qu’il avait cru avoir balayées en même temps que la vie de Lockwood, ce feu au creux de son ventre qui avait été maître de ses derniers gestes à l’égard de la Reine qui avait gouverné son existence toute entière. De leur plus tendre enfance, au funeste choix qui l’avait amené sur les rails du chemin de fer, puis vers la mort de l’homme qu’il avait été.

Les paroles de Tara s’étaient noyées dans cet océan sourde qui résidait quelque part, dans l’esprit du vampire qu’il était devenu. Il les avait entendues, d’une certaine façon, et son sang n’en battait que plus vivement contre ses tempes. Dans tout ce brouhaha intérieur, la réalité, l’éclair de lucidité met du temps à percer, écartant d’un revers le sourire narquois de sa chère et tendre malédiction, pulvérisant l’air de mépris du visage de l’infâme peintre qui marquait sa vie d’une éternelle défaite. La rage vint rapidement contrebalancer ce désarroi qui lui avait presque fait lâcher prise, alimentant de tous nouveaux projets dans un coin de son cerveau. Soit, si le ciel avait décidé qu’il ne pourrait se débarrasser de cette tare dévorante en envoyant sa plus grande faiblesse être torturée sur les bûchers de l’Enfer, il allait s’appliquer soigneusement à la détruite tout autant qu’elle s’était amusée à le réduire à néant. Comme un lâche, il s’était furieusement détourné de la scène que ses pires cauchemars avaient vicieusement mise en place, traversant d’un bout à l’autre la demeure qui était sienne. Dans son empressement soudain, il avait emporté sa muse d’une nuit avec lui, maigre réconfort qui ne suffirait plus à contenir le brasier que le regard de Tara avait ravivé en lui. Si elle était, si, et uniquement si elle n’était pas le fruit de ses hallucinations dérangées, elle était un tout autre ennemi à appréhender. Plus forte, plus tenace, plus vicieuse. Immortelle, puissante. C’en était trop, aucune part de son esprit n’était de taille à présent à penser stratégie, les débordements de son être venant assiéger de part en part son instinct qu’il s’était longtemps appliqué à faire si stratégique, si soigneux. Pauvre humaine qu’elle était, faible et stupide, elle se retrouvait à être le réceptacle de sa colère, tandis que de la force d’un bras, il l’envoya valser contre le mur le plus proche. Il se détestait pour s’être détourné de ce spectacle odieux sans oser faire couler la moindre goutte de sang du corps de ses nouveaux bourreaux. De part en part, il ne pouvait qu’à présent se sentir piégé, pris dans un étau glacial. S’ils avaient pu se retrouver là, contre son gré et malgré les mille et un soins qu’il pouvait mettre à ne pas laisser l’imprévu entrer dans sa vie, c’était par une mégarde de sa part, une faille dans son fonctionnement qu’ils avaient su trouver ! Plus il creusait, plus il réfléchissait, plus sa colère s’intensifiait, il était déjà comme un lion en cage appliqué à faire les cent pas. Droite gauche, gauche droite, droite gauche, et ainsi de suite, il sentait le regard apeuré de sa pauvre victime le suivre, mais c’était les yeux de Tara qui le hantaient déjà, à chaque fois qu’il clignait des paupières, il la revoyait là, Gorgone diabolique qui l’avait pétrifié jusqu’à la moelle.

Un lâche. Un moins que rien. Il avait fuit. Il s’était défilé. Ces phrases, sursauts de son passé se murmuraient d’elles mêmes au creux de ses oreilles, avec le temps il avait appris que se rendre sourd ne ferait par taire les défauts que son père lui avaient longtemps craché à la figure. Un moins que rien. Tout juste digne d’être raillé par un misérable peintre ! Nouvel excès de rage, qui l’avait subitement amené à se coller contre le corps de l’humaine, objet de son dévolu quelques heures plus tôt. En un regard, il avait vu sa carotide palpiter sous sa peau laiteuse, maintenant, il ne voyait plus que ses yeux. Bruns, comme ceux de Tara, une chevelure brune, tout pour lui rappeler la détentrice de son esprit tout entier à l’instant présent. Celle dont il avait cru être débarrassé ! Celle qui venait de le briser en quelques mots, si douloureux qu’ils n’étaient désormais plus que des cicatrices qui s’étaient rouvertes pour rendre son être encore plus chaotique que ce qu’il n’était déjà. Accès de rage soudain, si près de sa conquête d’une nuit, il commençait à resserrer ses doigts autour de sa gorge fine, la faisant suffoquer un peu plus au fur et à mesure que sa trachée se retrouvait écrasée par sa poigne. « C’est impossible… je l’ai tuée. » Aussi longue avait été la prise de conscience une fois l’acte achevé, l’idée de la voir s’insinuer dans son existence à nouveau, continuait d’être impossible à ses oreilles. Un lâche, même pas capable de prendre dignement sa vie en main. « Je suis pas un lâche… » Il l’avait tuée, il le savait, la vision de ce cadavre sans vie l’avait si souvent hanté, accablé de remords à certains moments, puis soulagé d’un poids douloureux à d’autres. Il serrait, serrait, son regard plongé dans un vide qui ne lui faisait même pas voir la lueur implorante qui brillait dans celui de sa victime. Ce n’était qu’une humaine, et si au départ de cette soirée, l’idée aurait été de se repaître de son sang, les tourments de sa conscience avaient fait à présent taire toute faim. « Je suis pas un lâche ! » En une fraction de seconde, il avait ôté une nouvelle vie, lâchant la gorge de la jeune femme pour venir plonger sa main dans la poitrine de celle-ci. Comme une flèche précisément tirée, sa main était venue se ficher droit sur son cœur, pour le lui arracher à même le poitrail, ne laissant qu’un trou béant, bientôt imbibé des fuites de sang. Ce n’était qu’un maigre soulagement, un geste qui l’avait ramené à Salvation, dans son corps, détenteur de ses moyens et non plus esclave d’une folie qu’il avait cru avoir pu refouler avec l’absence de Lockwood.